Considérations politiques sur la pandémie

ControCorrente
9 min readApr 28, 2020

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Il n’est pas facile d’analyser du dedans un phénomène complexe et encore en cours de développement, mais quelques mois après l’arrivée du COVID-19 en Europe, il nous semble que certains facteurs clés de cette épidémie et de ses effets sur le capitalisme européen émergent assez clairement. Donc essayons d’établir les points à partir desquels engager un débat à gauche.

1. Nous ne sommes pas dans le même bateau

Un virus est en train d’ébranler, dans ses fondements, le capitalisme global, de mettre à genou les ‘grandes puissances’ et il nous rappelle la véritable nature des rapports de force dans notre société, en montrant la distance entre ceux qui sont considérés comme de simples facteurs productifs et gardés à la maison ou forcés de travailler (et de risquer leur vies) selon les exigences du marché et ceux qui par contre profitent du travail (ou de l’inactivité) des autres et se voient garantir des protections et des traitements qui ne sont pas garantis à tous. On nous dit que nous sommes tous dans le même bateau, mais en fait certains flottent et d’autres coulent.

2. Vulnérabilité du capitalisme global

L’épidémie de coronavirus est probablement la plus vaste alerte dans l’histoire de l’humanité et la plus large crise du capitalisme depuis son début. C’est une crise qui met à nu la vulnérabilité de ce que certains nous ont présenté comme le meilleur et d’autres comme le seul monde viable. Jamais, même pas au temps des deux guerres mondiales, toute la population de la planète avait été exposée de façon si concentrée à un danger si subtil et si létal. Services sanitaires nationaux, chaînes logistiques globales, conventions internationales tombent comme des quilles et nous en sommes seulement au début.

3. Le virus démystifie l’hypocrisie du ‘libre-échange’

Le virus démasque l’hypocrisie de la doctrine économique libérale, en mettant en évidence l’étroite liaison existant entre la pandémie et une structure économique et sociale organisée selon les dogmes du ‘libre-échange’. Depuis que le COVID-19 est arrivé en Europe, le débat oppose ceux qui ont soutenu que c’était ‘un peu plus d’une grippe’ et ceux qui, par contre, l’ont décrit comme la peste. Mais en réalité, ce ne sont pas la contagiosité et la létalité du virus qui importent, mais plutôt les effets du virus combinés à la réponse de la société. De ce point de vue, minimiser la gravité du virus sert les intérêts des marchés, alors que la souligner sert à minimiser l’importance des erreurs humaines et notamment de la classe politique (et pour les médias à augmenter leur audience). L’insuffisance des services sanitaires nationaux face au virus après 30 années d’orientations politiques au profit des marchés et de réduction des ressources sanitaires amplifie ses effets, mais elle n’est pas due au virus lui-même.

4. Capitalisme et nature

L’épidémie soulève aussi la question des liaisons entre capitalisme et nature. Les virus sont des agents naturels et typiquement provoquent des épidémies en passant d’une espèce animale à l’homme, puisque ce dernier, entre autres à cause de la surpopulation, s’établit dans des écozones auparavant isolées et les espèces animales qui habitent dans ces zones sont dès lors intégrées dans l’économie. En même temps, les règles économiques peuvent augmenter l’ampleur et la vitesse de propagation du virus. Si la théorie économique dominante considère la santé (et la défense de l’environnement) comme des obstacles à la liberté d’entreprendre, alors cette possibilité devient une réalité.

5. La trompeuse métaphore de la guerre

La métaphore de l’épidémie comme guerre est un artifice rhétorique suggestif mais trompeur. En fait la guerre est, surtout pour le vainqueur, une parfaite réalisation du keynésiasnisme: destruction de marchandises, capitaux et capacité productive excédentaire dans la périphérie et pics de production au centre; dette publique qui se transforme en profits; traités de paix qui laissent des débris, mais au même temps une croissante demande de biens et services pour la reconstruction et de capitaux à y investir. Donc une destruction créatrice. L’épidémie, au contraire, paralyse l’économie sans détruire de marchandises et la capacité productive. Les entrepôts restent pleins, mais les potentiels acheteurs sont submergés par les dettes.

6. À qui sert l’unité nationale?

La métaphore militaire en tous cas reflète une exigence de la propagande: l’appel à l’unité nationale, où toutes les différences sont laissées de côté face à l’ennemi commun. La classe dirigeante ressort l’esprit de corps pour camoufler sous l’étendard national sa responsabilité d’avoir démantelé la santé publique et d’avoir été prise au dépourvu par l’épidémie, et pour faire oublier que lorsqu’il fallait se préparer à l’épidémie, les politiciens pensaient aux élections. La demande d’unité est inversement proportionnelle à la désunion entre ceux qui risquent leur vies en combattant le virus et ceux qui observent confortablement la vie de leurs centres de commandement.

7. La réduction de la démocratie

L’appel à l’unité permet aussi d’obtenir l’obéissance à des restrictions inédites des libertés publiques, prises provisoirement pour des raisons de santé, mais pas moins inquiétantes. Les porte-drapeaux du libéralisme célèbrent Xi Jinping et le Pouvoir nous laisse entendre que si le COVID-19 est en train de faire des milliers de victimes, ce n’est pas parce que les hôpitaux sont devenus des foyers d’infection, mais parce que trop de gens ne respectent pas les règles. Ce n’est pas le fascisme, bien sûr, mais le risque que la réduction des droits déjà en cours s’accentue est réel et prend une forme plus subtile que les rodomontades des ‘populistes’. Qui peut dire, par exemple, que d’ici quelques mois, quand on pourra sortir de nos maisons, mais que le virus ne sera pas encore vaincu, si grèves et cortèges ne seront pas interdits pour des raisons sanitaires?

8. L’épidémie va-t-elle profiter à la Chine?

La Chine, tout d’abord, semblait la victime majeure du coronavirus. Il semblait même qu’elle pouvait perdre sa place dans l’économie mondiale et certains nostalgiques de Mao et de Staline ont dénoncé dès les premiers instants une attaque biologique par les Etats-Unis. Mais en réalité la Chine pourrait sortir de cette crise renforcée. Si les résultats de la thérapie de choc à Wuhan sont confirmés, ça voudrait dire que Pékin a réussi à vaincre le virus rapidement: un succès, au moins au niveau international (à l’intérieur, on verra), dont la Chine, le premier pays ayant échappé au danger, pourrait profiter pour venir en aide à d’autres pays. Tandis que son adversaire principal, les Etats-Unis, était pris totalement au dépourvu.

9. Le virus submerge la Désunion Européenne

Le processus d’unification européenne est touché de plein fouet par la pandémie. Pour le capitalisme du vieux continent, cette unification est objectivement nécessaire pour affronter la compétition avec les Etats-Unis et la Chine, mais ça n’implique pas automatiquement que les bourgeoisies nationales soient capables de la réaliser. Donc les soi-disants proeuropéens, après avoir battu les ‘souverainistes’ dans les urnes, ont réalisé le programme de ceux-ci: fin du Pacte de Stabilité, suspension de Schengen, non aux Eurobonds et restrictions aux exportations de masques médicaux. Alors que les ‘souverainistes’ se voient dépouillés de leurs programmes et sont divisés, chacun défendant sa patrie. La vieille polémique entre ceux qui voient l’UE comme une disgrâce et ceux qui, au contraire, y voient une bouée de sauvetage cède la place à une seule certitude: tandis que les classes dirigeantes continuent de se renvoyer la balle, les travailleurs européens sont les seuls qui luttent tous ensemble contre la pandémie. Malheureusement, ils ne reçoivent pas assez d’appuis de la Confédération Européenne des Syndicats, qui ou est absente ou même laisse les syndicats nationaux accompagner leurs classes dirigeantes.

10. Les entrepreneurs ‘redeviennent’ des patrons

L’épidémie contredit aussi la rhétorique de la ‘responsabilité sociale des entreprises’ ainsi que l’idée que la lutte de classe serait un pièce d’antiquité du 20ème siècle. Commerçants et industriels pressent les gouvernements de préserver leurs affaires, les entreprises et les organisations patronales dans toute l’Europe cherchent à profiter de la pandémie pour supprimer des droits et diminuer les salaires: du voile rhétorique, arraché par le virus, des entreprises-familles, où les entrepreneurs investissent généreusement leurs avoirs pour le bien de leurs collaborateurs, émerge la dure réalité des patrons qui tirent profit par tous les moyens de la main d’oeuvre de leurs employés.

11. L’état, c’est pas nous

La subordination des états face au pouvoir économique pendant cette crise démonte aussi la rhétorique de ‘l’état c’est nous’. ‘L’état est dégoûtant’ a crié, vers deux policiers, une famille du sud de l’Italie: le mari, un petit commerçant contraint de fermer son magasin par les mesures du gouvernement, et sa femme à qui n’avait pas été versé son allocation dans les délais fixés. L’état, qui, quand il faut toucher les intérêts du pouvoir économique balbutie et quand les entreprises demandent de l’aide, est toujours prêt à desserrer les cordons de la bourse (aussi bien en temps d’austérité), l’état n’hésite pas à laisser des millions des travailleurs, des chômeurs, des sous-prolétaires, des petits négociants sans revenu ou seulement avec une subvention de quelques centaines d’euros. La définition marxienne de l’état, comme ‘un comité qui gère les affaires communes de toute la classe bourgeoise’, est devenu, pour des millions d’européens, la meilleure synthèse d’une expérience pratique: je défends ma santé et mon salaire; mon patron défend ses intérêts; l’état est de son côté.

12. Le virus souligne et amplifie les contradictions italiennes

L’Italie était le premier pays à être touché par l’épidémie, laquelle a souligné et dans une certaine mesure amplifié les principaux éléments de déséquilibre: la fragmentation du tissu productif et donc l’hypertrophie de la petite entreprise et, au niveau social, de la petite bourgeoisie; la forte proportion d’économie grise (deux fois plus qu’en France et en Allemagne); l’inefficience de l’état. Dans ce contexte, ceux qui vont payer la crise seront surtout les salariés et notamment les larges secteurs des travailleurs précaires, des faux travailleurs indépendants et coopératifs; à quoi s’ajoute encore les couches inférieures des classes moyennes, déjà pressurées par la crise de 2008 et un sous-prolétariat qui survit dans les interstices de l’économie grise, en particulier dans le midi de l’Europe (sans amortisseurs sociaux). Les mesures du gouvernement ont déjà déplacé une partie de la consommation du petit commerce vers la grande distribution et beaucoup de petits commerces pourraient fermer, pas seulement à cause des pertes subies et des dettes accumulées, mais aussi parce que la demande pourrait rester longtemps au-dessous des niveaux d’avant la crise. Les premières disputes qui ont eu lieu dans les supermarchés sont des symptômes à ne pas sous-estimer.

13. Rien ne sera comme avant

Il semble peu vraisemblable que dans quelques mois tout soit comme avant. Faire des prévisions est difficile mais il faut raisonner sur les scenarios possibles:

- la sortie de l’urgence pourrait se prolonger assez longtemps et sous la menace d’une deuxième vague d’infections, au moins tant qu’on n’aura pas le vaccin. En tout cas, il faudra compter avec les épidémies dans la liste des menaces potentielles avec les inondations, les séismes et les crises financières.

- après la crise sanitaire suivra la crise économique et sociale, mais une nouvelle vague de récession avait été déjà annoncée depuis longtemps et l’épidémie ne fera que l’aggraver. Ce n’est pas une observation abstraite d’attribuer la récession uniquement au virus, comme le fait Mario Draghi, cela veut dire absoudre ceux qui après la crise en 2008 ont continué à poursuivre les politiques qui l’avaient causé.

- l’appel à l’unité nationale (avec ses conséquences en termes d’autoritarisme et la mise au pilori des dissidents) continuera après la fin de l’épidémie, car il sert à contenir la rage sociale et à couvrir les responsabilités d’une classe dirigeante qui pendant des décennies a subordonné la santé aux profits.

- les mesures de confinement ont provoqué une vague de numérisation massive, qui porte en soi les germes d’une société gérée à distance, ou virtuellement, où on peut rester et travailler chez soi, minimiser les déplacements. Ceci comporte des conséquences positives, mais aussi des potentielles menaces (on pense au travail à distance).

- les travailleurs sortiront de cette crise avec la conscience et la force d’avoir montré que la société a résisté grâce à eux, à leurs sacrifices et à leurs victimes.

- l’épidémie a montré à quel point les frontières sont labiles, et que pour anticiper et régler les grands problèmes de l’humanité, il faut une perspective globale et une coordination opérationnelle au moins au niveau européen et en même temps, elle a montré à des millions de gens l’incapacité des classes dominantes mondiales et des bourgeoisies européennes, du capitalisme et du libre marché, d’atteindre ces objectifs.

- la perception courante qu’il y a besoin de plus d’état et la suspension du Pacte de Stabilité représentent des opportunités pour remettre au centre du débat politique la question de la justice sociale. Mais on peut le faire seulement si nous nous débarrassons de l’illusion que l’état et ses institutions soient un sujet neutre sur le plan social, un arbitre impartial dans la bataille entre des intérêts matériels opposés. Pour en obtenir confirmation il sera suffisant de poser une question simple: les gouvernements ont déjà annoncé des mesures qui coûteront des centaines de millions d’euros pour sortir de la crise: De quelles poches vont il sortir? On commence par là ?

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Per una Sinistra dei Lavoratori - For a Workers’ Left (Italia)

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